La Nouvelle-Orléans a été la ville la plus importante de la Louisiane française. Sa végétation éternellement verte, ses fleurs aux couleurs merveilleuses, embaumant de leur parfum l'air tiède des mers du Sud, rappelaient les Antilles toutes proches. Le quartier du "Vieux Carré" était entouré de maisons très belles, de style français, avec de magnifiques balcons, des grilles en fer forgé. Des cafés, un marché typiquement français contribuait à propager l'atmosphère de France en Amérique. C'est Barbé-Marbois qui négocia en 1803 la vente de la Louisiane au nom de Bonaparte, Barbé-Marbois qui fut intendant de Saint-Domingue... Le 20 octobre 1803, sur la place d'Armes, rebaptisée Jackson Square, devant les troupes françaises en présence du préfet colonial Laussat, les trois couleurs de la France révolutionnaire descendaient du mât où elles flottaient. Un marin français portait le drapeau à ses lèvres, le remettait à un sergent qui l'entourait autour de son corps. La bannière étoilée remplaçait le drapeau tricolore..., c'était fini, la Nouvelle-Orléans était ville américaine. Le soir, Laussat offrait une réception où le champagne coulait à flots.La Nouvelle-Orléans, ville française, puis ville américaine, fut tout au long de son histoire un pôle d'attraction pour les Français. À la fin du XVIIIe siècle, elle fut souvent un lieu de refuge pour de nombreux colons fuyant Saint-Domingue au moment de la Révolution. Cuba, d'autres villes comme la Guadeloupe, furent aussi lieu de refuge, comme bien d'ailleurs d'autres villes américaines : Philadelphie, Savannah, etc... Mais sur les Bigourdans du XIXe siècle, la Nouvelle-Orléans exerce la plus forte attraction. Nombreux sont ceux qui quittent directement la France pour aller s'établir. Saint-Domingue étant définitivement perdu pour nous, l'émigration s'oriente principalement vers les États du Sud de la Nouvelle République. Pour certains, c'est l'espoir de retrouver, là, les mêmes conditions de vie et de culture qu'aux Antilles. On ne se sent vraiment chez soi qu'en Amérique. Pour d'autres, c'est le désir sur une terre jeune de réaliser une fortune rapide. Le mobile des hommes au cours des siècles ne varie guère. Peu importe d'ailleurs, car vers la Nouvelle-Orléans, ville américaine, un courant continu ne cessera de se manifester tout au long du XIXe siècle venant de Bigorre vers cette métropole du Sud.
Nous avons déjà distingué une première période au début du siècle, de 1800 à 1846, où le courant d'émigration se manifeste principalement vers la Guadeloupe. Une seconde période, à dater de 1846, est marqué par un courant orienté vers les États du Sud, notamment la Louisiane, l'Amérique latine, l'Algérie. C'est l'émigration vers l'Algérie qui, dans une certaine mesure, a brisé le mouvement vers les îles. Les Antilles sont délaissées par les colons, les commerçants, elles ne prétent plus le même intérêt qu'au siècle précédent. Le seul courant provenant de Bigorre vers les îles, notamment la Martinique, sera au XIXe siècle, d'essence religieuse marqué par l'arrivée de nombreux membres du clergé haut-pyrénéen.
Ces données numérique, montrent clairement la situation en 1846 et le changement d'orientation. De 1846 à 1871, soit pendant une période de vingt-cinq ans, 618 bigourdans iront en Amérique du Nord, alors que 141 seulement se dirigeront vers les colonies françaises. En revanche, l'Amérique du Sud et l'Algérie en recevront presque autant pour la même période : 750 pour l'Amérique du Sud, 706 pour l'Algérie. Des bigourdans à la Nouvelle-Orléans, nous ne savons ni le nombre ni bien souvent les noms et l'activité de beaucoup nous est inconnue. Il faut arriver quelques années après la guerre de Sécession pour voir un clan familial à l'œuvre. C'est un exemple parmi bien d'autres. Il semble toutefois que sur les 618 bigourdans passés en Amérique du Nord, de 1846 à 1871, la Nouvelle-Orléans, comme au début du siècle, en ait retenu un certain nombre.
De 1800 à 1815-1820, il s'agit encore, pour certains, de régler quelques afffaires entre Saint-Domingue et la Nouvelle-Orléans, affaires laissées pendantes par suite de la Révolution. On pense que tout espoir n'est pas encore perdu d'un retour possible dans l'île et du rétablissement de la situation antérieure à 1789. Après 1816, les départs de France sont peut-être provoqués par la crise de 1816-1817. Cette émigration étant bien souvent la somme de plusieurs aventures individuelles, c'est à travers ces aventures qu'il devient possible, dans une certaine mesure, seulement il est vrai de reconstituer un passé. Ce passé est plein de lacunes, car les documents, souvent papiers privés, sont fragmentaires. Ainsi l'aventure de Jean Lafitte, de Hères, dans le canton de Castelnau-Rivière-Basse, mérite une mention spéciale.
En 1815, il arrive à la Nouvelle-Orléans "pour régler des affaires d'intérêt confiées à différentes personnes au temps où il entretenait des relations commerciales pendant tout le temps qu'il est resté à Saint-Domingue." Lafitte n'est pas un inconnu pour nous. Jean Lafitte était au XVIIIe siècle, chirurgien et propriétaire à Nippes d'une caféière. En 1798, il figure sur la liste des officiers allant avec le Général Hédouville, à Saint-Domingue. Lafitte avait vendu sa propriété à une date qu'on ne peut préciser. Comme bien d'autres, il dut quitter l'île après l'échec de l'expédition Leclerc et retourner dans son village natal. Au premier vent favorable, il reprend non pas le chemin des îles, mais de l'Amérique toute proche. C'est que, pour ses relations commerciales, il était resté en contact avec la Nouvelle-Orléans et c'est là qu'il porte ses pas en 1815 pour tenter de régler ses affaires, peut-être en créer d'autres. il est en terrain ami, car il retrouvera d'autres compatriotes de Castelnau-Rivière-Basse, eux-aussi dans le commerce. En effet, cette même année 1815, voit Jean Dufour quitter Castelnau-Rivière-Basse pour la Nouvelle-Orléans. Dufour a un oncle établi dans la ville et "faisant un commerce considérable". Il a des affaires de famille à régler et aussi il va assuré la relève, continuant une tradition familiale, une tradition coloniale, axée sur les Amériques, car Castelnau-Rivière-Basse a aussi fourni des colons à Saint Domingue au XVIIIe siècle. L'année suivante, 1816, un certain Dubreuil, capitaine à l'ex-14e Chasseurs, se rend à la Nouvelle-Orléans...
Puis les départs vont s'échelonner sous la Restauration, la Monarchie de Juillet. Nous ne connaissons que quelques-uns de ces départs. Des papiers de famille nous livrent, toutefois, l'histoire d'un clan familial de Bigorre, à la Nouvelle-Orléans. Il s'agit des familles Bordères, Cestia, Pujo, Seignouret, Bazerque. Ces familles, par suite de mariages, se sont alliées entre elles. Ce sont les Cestia qui, les premiers, ont donné l'exemple. Il nous est indiqué quel fut le rôle d'un Cestia à la Guadeloupe au début du siècle. Quelques dates, tout d'abord, pour préciser le moment de leur arrivée en Amérique : Zénon Bordères, passe à la Nouvelle-Orléans, à la fin de 1826. Sa demande de passeport est du 5 septembre 1826. Après un court séjour à la Guadeloupe, Pujo et un autre Bordères, beau-frère de Cestia, arrivent en 1837 à la Louisiane. L'année précédente, en 1836, un autre bigourdan, sans lien de famille avec les précédents : Jean-Pierre Couget, de Libaros, gagnait aussi la Nouvelle-Orléans.
Au groupe familial Pujo-Bordères, vient s'ajouter, peu après 1837, Cestia fils. Ce dernier n'a pas voulu continuer l'affaire de son père à Pointe-à-Pitre. Il a préféré passer en Louisiane. Mais il a fait de mauvaises affaires et en est réduit chaque soir à recevoir les cartes d'entrée dans un bureau du théâtre de la Nouvelle-Orléans. Comme pour beaucoup d'autres, les débuts, pour ce fils Cestia seront difficiles. Il semble, en effet, avoir mieux réussi par la suite, mais nos documents ne disent pas dans quelles mesures. En 1850, il quitta la Nouvelle-Orléans, pour New-York.
Depuis quelques années déjà, Seignouret, oncle de Bordères, est aussi à la Nouvelle-Orléans. En 1850, un fils Bordères va le rejoindre. À la même époque, Bazerque, de Vic-en Bigorre, est lui aussi lancé dans le monde du commerce et il est aussi devenu propriétaire de plantations. Bazerque est allié également aux précédents. Nous n'exagérons donc nullement en parlant d'un clan familial bigourdan, installé dans la grande ville du Sud, capitale du coton.
Quelques lettres échelonnées du 30 décembre 1873 au 13 novembre 1874, permettent de reconstituer en partie les affaires de nos bigourdans à cette époque, de déceller leur activité. Elles offrent aussi un certain intérêt, si l'on songe que les États du Sud, après la Guerre de Sécession, sont en pleine période de reconstruction et traversent une crise grave. C'est donc, en quelque sorte, deux aspects d'une même question, crise financière, état des plantations de coton que nous pouvons saisir, grâce à ces quelques lettres échappées à la destruction et retrouvées par hasard. Ces lettres sont adressées à J. A. Seignouret, à Vic-en Bigorre.
Seignouret a passé une grande partie de sa vie à la Nouvelle-Orléans, de 1845 à 1870, et, après ce séjour dans cette ville où il possédait aussi un commerce, sur la nature duquel nous ignorons à peu près tout, et des plantations, il est retourné au pays natal. Il a laissé à la Nouvelle-Orléans Bazerque comme chargé de ses intérêts, et c'est ce dernier qui, dans ses lettres, fait un tableau de la situation à la Nouvelle-Orléans, à cette époque, informe son correspondant de l'état des affaires et ne cesse, devant une situation angoissante, pour les commerçants et les colons, de le supplier de retourner bien vite en Amérique.
Devant cette situation difficile, les lettres éclairent certains problèmes propres à cette période consacrée à la reconstruction. Tout d'abord, il est question d'affaires financières. C'est la débâcle la plus complète pour Seignouret et de nombreux français. Il est question de valeurs sur lesquelles on ne peut plus compter :
"les chambres d'assurances qui, dans d'autres temps, même l'année passée, étaient recherchées, aujourd'hui, toutes sont mal hypothéquées..."
Une faillite, celle de la Banque Cavaroc (probablement un compatriote), fait perdre une grande partie de son avoir à Seignouret, à Cestia, qui avaient confier leurs intérêts à cet homme.
"Nous avons été tous trompés", écrit Bazerque.
Cavaroc n'est d'ailleurs pas le seul d'être en faillite. Des maisons de commerce sont dans le même cas : "Bodet et Gurdan, par leur chute, ruinent leur beau-père, le vieux Tiblier. Barrière, son magasin fermé. Franck et Hoos et Cie. P.S. Wily, J.B. Flotte protesté ; Mioton protesté."
Dans cette énumération de ruines, des noms à consonnance anglaise, à côté de noms qui sentent bien la Gascogne, le Languedoc, le Midi Aquitain. Monde mêlé que ce monde des affaires de la Nouvelle-Orléans, en 1874, et où se perpétue l'influence française.En février 1874, la situation commerciale de la place n'est guère meilleure. Les principales banques ont cependant repris les paiements. La banque Cavaros seule a définitivement sombré dans la bagarre laissant un actif de 275 mille piastres et un passif de 800 mille. De plus, Seignouret est informé qu'il a des valeurs qui perdent sans espoir de se relever. D'autre part, l'or ne fait que monter et le change aussi. Une crise sans précédent atteint le coton, c'est une crise de surproduction car l'Europe n'envoie pas des ordres d'achat. Comme toujours, l'or apparaît comme une valeur refuge et Bazerque achète pour Seignouret 10.000 francs d'or. Les faillites se succèdent, en juin 1874, c'est le tour de la maison Payn-Harison et Cie.
"On va de mal en pire", écrit Seignouret.
À travers tout cela, on aperçoit, il est vrai un monde d'aventuriers gravitant autour de Cavaroc.
Juillet 1874, "Les affaires sont nulles et la misère augmente tous les jours."
Tel est le tableau sombre de la Nouvelle-Orléans, en cette année 1874 que donne Bazerque. Une de ses dernières lettres, adressée toujours à Seignouret, indique :
"La suspension de la banque des citoyens", mais :
"Les céanciers d'Europe sont trop fortement intéressés pour la laisser succomber."
L'Europe, à cette époque, aidant l'Amérique, c'est une vision assez curieuse que nous laisse entrevoir cette lettre....Des perspectives plus favorables s'offrent-elles à Seignouret pour ses plantations de coton de Louisiane ? Il ne le semble pas, le gérant des plantations Seignouret est un nommé Sabatier, au nom bien méridional. Ce dernier pensait faire 800 boucauts sur les quatre habitations et il m'en fait que 375. Les frais de l'année ne seront même pas couverts et Sabatier songe à l'abandonner. Cependant la récolte prochaine se présente sous de belles apparences et la Louisine, ajoute notre correspondant, en a bien besoin. Malheureusement, en avril 1874, les inondations du Mississipi vont tout compromettre. D'avril à Juin 1874, le fleuve sera en crue. Deux lettres évoquent cette crue du grand fleuve et la triste situation des plantations. Elles méritent d'être citées :
"Dans mes dernières, je vous disais combien les apparences de récoltes étaient belles et l'espoir que nous fondions sur la rentrée de cette récolte pour la reprise des affaires et pour donner confiance aux capitaux afin de sortir de cette misère, vains espoirs, tout est à peu près perdu. Les fortes pluies dans l'ouest et dans la Louisiane ont fait déborder le Mississipi, le Ouachita, la Rivière-Rouge, et toutes ces contrées se trouvent submergées ; la grande levée de Marganza a cédé aussi et inondé toute la partie du Rèche, l'Atchafalage et une partie des paroisses Terrebonne et Lafourche ; votre habitation aussi a été touchée ; il y a aussi une crevasse à Ouest Bâton-Rouge, une autre au Bonnet Carré, qui inonde une grande partie de la rive gauche du fleuve ; dans le layon Latourche, vis-à vis votre propriété, il y a aussi une crevasse qui inonde une quinzaine d'habitations. Sabatier se trouve pour le moment garanti par le chemin de fer, les paroisses d'en bas de la ville sont aussi plus ou moins inondées. Le maire de la ville a demandé des secours pour les inondés des autres États ; déjà Boston et Chicago ont répondu à cet appel. L'Abeille que je vous envoie vous donnera de plus grands détails. Vous voyez notre perspertive pour deux années, au moins, et dans quelle triste position nous allons nous trouver. Vous pensez que cet état de choses donne le dernier coup au commerce et que nous ne saurons que faire des propriétés et par la même raison les valeurs vont de nouveau recommencer une nouvelle baisse et jusqu'où ira-t-elle?
Nouvelle-Orléans, le 6 juin 1874.
Je vous ai envoyé par l'Abeille, la carte de l'inondation de notre malheureux pays, la misère est grande dans nos contrées inondées, je plains bien sincèrement ceux qui ont fait des affaires avec ces localités, notre commerce souffre beaucoup des conséquences de cette inondation et de la sale politique de notre État..."
Ce n'est que le 13 juin 1874 que Bazerque peut faire connaître que "le fleuve baisse rapidement". Et l'on reprend espoir... Ce monde colonial n'est-il pas fait d'ailleurs tout au long de son histoire d'espoirs et de déceptions ? Néanmoins, Bazerque adjure Seignouret "de revenir dans les premiers jours d'Octobre" sinon il prie Seignouret de le décharger de sa procuration. Les habitations demandent absolument le présence de leur propriétaire. Il faut, pour les premiers jours d'octobre, mettre les cannes de côté pour la semence de l'année prochaine "le locataire a besoin de savoir à cette époque s'il doit sortir ou garder ; il n'y a que vous qui puissiez décider de cette grave question."
D'autre part les affaires sont nulles et la misère augmente tous les jours dans cette triste année 1874. Aussi Seignouret se détermine-t-il de quitter Vic-en-Bigorre et il se propose d'être à la Nouvelle-Orléans en Octobre. En novembre seulement, il est en Louisiane, visitant, avec son gérant Sabatier, ses plantations.
C'est la dernière image que nous ayons du Bigourdan revenu en Amérique. Nous ignorons ce que devint le clan familial et, pour bien des choses, nous en sommes réduits aux hypothèses. Un fait demeure : si nous ne pouvons parler de fortune faite en Amérique par les bigourdans, une certaine aisance, résultait cependant de l'aventure et ce ne fut que justice. Tous ces bigourdans jeunes et courageux avaient comme leurs ancêtres abandonnaient leur sol natal, attirés par le nouveau continent. Par leur travail, leur ténacité devant l'adversité, ils surent se créer certains biens. Leur récompense sera de finir leurs vieux jours sur la terre de Bigorre tranquilles, apaisés, conservant au fond de leur cœur le souvenir de ce monde prestigieux de la Nouvelle-Orléans, ville française encore par l'esprit, la culture, les témoignages du passé...
20 Mai 1953.
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