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Le frère Jean Abadie
et l'hospice de Galan
.



Par A. de Thézan [1]



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de Marie-Pierre Manet


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Vers la fin de l'année 1876 [...] nous allions simplement visiter l'hospice du Frère Jean. [...] L'accueil aimable et empressé que nous reçûmes à notre arrivée de la part du Frère fondateur, entouré de ses nombreux indigents, nous toucha profondément, et nous nous souvînmes alors de ces mœurs patriarcales d'autrefois, où le père de famille aimait à partager avec ses enfants les doux soins de l'hospitalité. Le temps, hélas ! est aussi passé où cette cordiale hospitalité était payée par le récit d'une attachante légende ou un chant joyeux du pèlerin ; mais nul ne nous blâmera d'essayer, par reconnaissance, de faire mieux connaître en quelques traits rapides la physionomie surtout morale du Frère Jean, sa vie jusqu'à la création définitive de l'Hospice, et l'existence providentielle de son œuvre.[...] La Providence seule peut en effet avec rien faire quelque chose. Or, ce rien matériel compris dans le sens de puissance humaine, de moyens d'action et d'éléments de succès, le Frère Jean le représentait d'une façon absolue. Sans naissance, sans ressources, sans instruction, il eut moins que des protections.

Abadie était le nom de sa famille, qui habitait Bordes, dans le canton de Tournay. Elle était pauvre ; le travail du père, laborieux tisserand, suffisait cependant à l'entretien de sept enfants, et la tendresse vigilante de la mère à leur première éducation. Le bonheur semblait pour longtemps assis à cet humble foyer, lorsque la mort vint un jour frapper à sa porte et enlever l'honnête ouvrier. Le Frère Jean n'avait alors que onze ans ; mais son cœur, prédestiné au soulagement des douleurs humaines, comprit bientôt, par des larmes qui n'avaient pu être cachées à son affection, quelles étaient parfois les angoisses de la pauvre mère de famille, et il s'efforça de lui être utile. Ce n'est néanmoins qu'à l'âge de vingt ans qu'apparaît le premier grand acte d'abnégation qui jette comme une lueur prophétique sur l'avenir du jeune Abadie. Contrairement à ce qui se passe dans le cœur des jeunes conscrits, il attendait avec impatience son tirage au sort. Il avait formé secrètement un projet dont la Providence dut bénir et favoriser l'exécution. Exempt par son numéro du service militaire, il chercha immédiatement à remplacer et se vendit séance tenante ; son désir était accompli, et nous n'essaierons pas de dire quelle fut sa joie le jour où il put déposer son argent entre les mains de sa mère, aussi surprise qu'émue. Ce prix pouvait être celui de son sang ; il disait, lui : "Ce sera le pain de la famille pour quelque temps, et le bon Dieu ensuite y pourvoira. "

Il fut pendant cinq ans un bon soldat et un bon exemple au 67e de ligne. Dans chaque garnison, il se faisait inscrire parmi les membres de la Société de Saint-Vincent-de-Paul. Cette conduite ne devait pas tarder à avoir une éclatante récompense ; sa vocation enfin donnait les premiers signes de vie.

A son retour du régiment, ni le soin des troupeaux, ni l'attrait des champs, c'est-à-dire d'une existence indépendante conforme aux mœurs du pays, ne put le séduire ; l'amour de ses frères faisait seul battre son cœur, et son esprit ne rêvait qu'au bonheur de cultiver le domaine de la charité, plus vaste et plus fécond pour lui que ne pouvait l'être l'héritage paternel. Il entra comme serviteur au Petit-Séminaire de Garaison ; il y soigna particulièrement les petits enfants, et il les aima à l'exemple du divin Maître. C'était, disait-il, sa nouvelle famille. Admirable chose que ce dévouement que nous verrons peu à peu grandir ! Aujourd'hui il veille sur l'enfance, demain il consolera les vieillards, un jour il encouragera les infirmes et soignera les incurables.

Après quelques années ainsi passées dans une sorte de noviciat à la vocation qui l'entraînait, le Frère Jean eut enfin la pensée de fonder un hospice ; il la communiqua à ses supérieurs, qui crurent devoir s'efforcer de l'en détourner. Cela était bien naturel, ils savaient que cet honnête garçon ne possédait ni un sou vaillant, ni la plus élémentaire connaissance pour atteindre son but ; il fut donc doucement renvoyé au soin de son petit département. Le Frère Jean fut-il convaincu ou découragé par les raisons déterminantes de ses supérieurs et de Mgr Laurence lui-même, évêque de Tarbes, son protecteur et son parent ? Nous l'ignorons ; mais il garda le silence, et ce ne fut qu'après quelques jours de réflexion qu'il annonça son intention formelle d'aller s'agenouiller devant Pie IX, notre Saint-Père ; et, malgré les regrets de ses amis, seul, à pied, sans argent, ne sachant ni lire ni écrire, il partit pour Rome, ne se préoccupant pas des difficultés du chemin et ne suivant que son idée, comme le peuple de Dieu suivait autrefois la colonne lumineuse.

Son départ eut lieu le 1er mars 1858. Cette date a une importance toute particulière dans la vie du jeune Abadie ; nous la ferons ressortir plus tard dans un intéressant rapprochement. Lorsqu'un homme est choisi pour une grande œuvre, il l'est presque toujours aussi pour de grandes épreuves. Morales ou physiques, elles ne furent pas épargnées au Frère Jean. En traversant la Camargue, une soif ardente lui fit mendier un verre d'eau ; il fut arrêté pour cela, reconduit par la gendarmerie à Arles et emprisonné comme malfaiteur. Son retour dans cette ville sous telle escorte lui fut d'autant plus douloureux que les catholiques l'y avaient déjà favorablement accueilli, généreusement traité, et qu'ainsi ramené, ils devaient le juger un adroit coquin.

Il le comprenait et il en souffrait ; mais sa passion était bien légère à côté de celle du Christ ; ça le consola. La légalité l'avait fait arrêter, la légalité voulait qu'il attendît en prison son jugement. Avouons en passant que si la légalité ne nous tue pas, c'est, comme on le dit vulgairement, que nous sommes bien durs à mourir. Depuis quatre jours, notre intéressant pè;lerin expiait son verre d'eau illégalement demandé (la mendicité est interdite dans ce pays de la soif), lorsqu'un missionnaire de France, le R.P. Darbons, originaire de Tarbes, en station à Arles, apprit la mésaventure de son compatriote. Qui dit cœur de missionnaire dit cœur dévoué ; il courut à la prison, reconnut le jeune Abadie, défensif et gagna sa cause auprès du procureur.

Une nouvelle ovation des catholiques consola largement le prisonnier de son oraison forcée de quarante heures entre quatre murs, et, comme l'oiseau échappé à la cage, il reprit immédiatement la route de Marseille ; il y arriva presque au moment où le paquebot de Civita-Vecchia allait partir. Déjà de longs jets de vapeur, expirés par les poumons de fer de l'Isère, se déployaient dans l'air en sombres ailes ; ils préludaient au signal de départ. - Pendant ces derniers apprêts du bâtiment, le Frère Jean, qui n'avait pas un sou vaillant dans la poche pour payer sa traversée, se promenait sur le quai d'embarquement avec la quiétude d'un homme qui a donné là rendez-vous à la Providence. Elle y vint sous les traits sympathiques du président de la Société de Saint-Vincent-de-Paul de cette ville, qu'il avait connu comme membre temporaire de l'&Oelig;uvre. L'homme M. Conne reconnut aussi l'édifiant soldat du 67e, l'interrogea, obtint gratuitement sa place, l'embarqua et lui souhaita bon voyage ; il était temps ! Le Frère Jean entra dans Rome trois jours après ; seulement, ni sa loyauté ni sa parfaite conscience ne pouvant lui tenir lieu de passeport, il coucha... au poste.

Le voilà, dans la Ville-Éternelle comme ailleurs, sans connaissance et sans argent : qui le protégera, qui l'accueillera ? Mais ces questions ne doivent évidemment préoccuper que ceux qui ne croient pas assez, puisque le Frère Jean, que nous disons seul et sans abri, suit déjà aussi tranquillement une rue qui s'ouvre devant lui qu'il se promenait naguère sur le quai de Marseille. Cette rue le conduisit près du Séminaire français, où sa première rencontre fut celle d'un jeune prêtre du diocèse d'Auch. Attiré par sa physionomie bienveillante, il se confia à lui, et bientôt, installé et recommandé par les soins de son aimable et intelligent compatriote, il put espérer atteindre le but si ardemment désiré de son voyage. Le nom de M. l'abbé Gardères, actuellement directeur du Grand-Séminaire d'Auch, demeurera étroitement lié, aux plus chers souvenirs du serviteur de Garaison. Après quelque temps de séjour à Rome, deux cardinaux le présentèrent à Pie IX, et il demeura longtemps seul avec le Souverain-Pontife.

[...] Notre pèlerin revint en France gratuitement et sans accident. Mgr Laurence le reçut, à son retour à Tarbes, à bras ouverts. Sa Grandeur, sage et prudente, n'avait pas voulu encourager des projets qu'elle considérait comme absolument irréalisables ; néanmoins une secrète sympathie la portait vers cette nature en apparence si déshéritée et au fond si riche, si noble et si généreuse. Elle ne pouvait s'expliquer cette subite inspiration d'aller à Rome, et, d'un autre côté, ce voyage heureusement réalisé lui rappelait involontairement la communication de l'idée de fonder un hospice.

Réinstallé à Garaison, le Frère Jean ne songea qu'à payer une dette. Il avait fait vœu, s'il revenait sain et sauf dans son pays, de bâtir une chapelle à Saint Joseph. Il se mit immédiatement à l'œuvre, quêta sans relâche, fit une loterie, et, au bout de deux ans, la chapelle était terminée.

[...]Le vénérable Supérieur de Garaison l'accompagna pour lui faire obtenir une dernière et définitive autorisation auprès de Mgr l'évêque de Tarbes.

[...]Pour que ces desseins fussent plus manifestes en considérant, la valeur de l'œuvre à laquelle il était appelé, il fallait que le Frère Jean commença cette œuvre sans la moindre ressource, sans une obole. Or, il possédait cent francs, petite économie provenant de la construction de sa chapelle à saint Joseph.

A peine admis auprès de Monseigneur, il les remit à l'abbé Peydessus, son supérieur, en disant : "Voilà tout ce qui me reste, je n'ai plus rien." Le vénérable doyen lui proposa de les garder ; il refusa et ajouta, après un moment de silence : "Si vous voulez me donner quelque chose, laissez-moi seulement de quoi acheter une ânesse." Et elle coûta cinquante francs, cette fidèle et docile compagne qui allait rendre de si utiles services à son nouveau maître !

[...]Une assez grande quantité de blé, de lin, une importante somme d'argent, quarante-quatre hectolitres de maïs et soixante-quatorze draps furent le fruit du premier passage de Frère Jean dans son pays. Ce résultat dépassa ses espérances et le consola des découragements que lui prodiguaient encore ses prudents supérieurs de Garaison ; mais ces approvisionnements étaient à emmagasiner, et ils auraient pu causer un véritable embarras au jeune Abadie, si Monseigneur n'avait mis à sa disposition la maison, qui est la propriété épiscopale de Lannemezan.

L'œuvre continue, et bientôt le nouveau local est encore trop étroit et ne peut suffire ni aux ressources ni aux pauvres qui lui arrivent.

Il faut à l'ardeur du Frère quêteur un vaste établissement, un hospice ouvert à tous, comme le dévouement qui l'anime ; il lui faut enfin la réalisation de ce que d'aucuns nommaient chez lui une douce folie.

[...]Une vaste maison, à demi effondrée, entièrement abandonnée, mais bien située dans cette petite ville, convenait aux projets et à la bourse de Frère Jean. Après quelques pourparlers, il l'acheta à son propriétaire, et deux généreux bienfaiteurs lui remirent sept mille francs, plus que les deux tiers de la somme requise. Mis en possession, son premier soin fut d'en expulser les hiboux et les lapins qui occupaient, les uns les combles, les autres le rez-de-chaussée. Bientôt les réparations et les reconstructions transformèrent l'aspect de cet ancien édifice. Aujourd'hui les toitures et les planchers sont en grande partie refaits. Une aile nouvelle a été bâtie ; divisée en cellules, elle est destinée aux femmes et est entièrement occupée ; dans le corps de logie principal se superposent des dortoirs vastes et bien aérés ; leur ameublement se compose de lits en fer convenablement munis de draps et de couvertures de laine, d'une chaise, d'une table et autres objets absolument personnels.

De grandes ouvertures en haut et en bas ménagent un facile accès aux galeries couvertes qui courent sur toute la façade de la maison. Un lieu spécial et séparé est affecté aux incurables ; c'est là que sont soignés les idiots, les immobiles ou les vieillards inconscients de leur corps. C'est là aussi que chaque jour est mis à l'épreuve l'esprit d'immolation des Sœurs de l'Immaculée-Conception, auxquelles ils sont confiés.[...]

Au-dessous de ce dernier dortoir existe encore l'étable des animaux utiles à l'établissement. [...] Un pavillon central placé à l'avant-corps partage la façade du plan général ; il renferme une bergerie et une salle à manger particulière. Une jolie chapelle fraîchement décorée, une vaste cour et un magnifique jardin admirablement cultivé complètent l'ensemble des différentes dépendances de l'Hospice. Depuis quinze ans, le Frère Jean l'Occupe et y fait vivre convenablement un personnel variant de quatre-vingts à cent personnes.[...]

Aussi les pauvres augmentent et plus que jamais le Frère Jean doit mendier ; mais, selon la parole du prophète à celui qui espère, "il court sans se fatiguer, et marche sans se lasser jamais". L'œuvre du Frère fondateur mérite non seulement la respectueuse sympathie des chrétiens et des philanthropes, mais encore elle a droit à leur généreux concours, parce qu'elle intéresse, abstraction faite de son côté moral, les familles, les communes et l'État. [...]

A. de Thézan



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Notes

[1] Sources : Gallica.bnf.fr
Bibliothèque Nationale de France
Le Frère Jean et l'hospice de Galan, par A. De Thézan,
avec lettre d'encouragement de Mgr Jourdan... (du 16 février 1876].
Thézan de Biran, Armand de. Auteur du texte.
Monographie imprimée - département philosophie, histoire, sciences de l'homme.






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© Marie-Pierre MANET







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